Surveillance totale
4 Août 2003
Ceux qui comptent aller aux Etats-Unis doivent savoir que, en vertu d'un accord
entre la Commission européenne et les autorités fédérales, certaines informations
personnelles seront livrées, sans leur consentement, aux douanes américaines
par la compagnie aérienne avec laquelle ils s'apprêtent à voyager. Avant même
qu'ils entrent dans l'avion, les autorités américaines connaîtront leurs nom,
prénom, age, adresse, numéros de passeport et de carte de crédit, état de santé,
préférences alimentaires (qui peuvent traduire leur religion), voyages précédents,
etc.
Ces renseignements seront livrés à un dispositif de filtrage baptisé CAPPS (Computer
Assisted Passenger Pre-Screening ou système assisté par ordinateur de contrôle
préventif) pour détecter d'éventuels suspects. En contrôlant l'identité de chaque
voyageur et en la croisant avec les informations des services policiers, du
département d'état, du ministère de la justice et des banques, CAPPS évaluera
le degré de dangerosité du passager et lui attribuera un code couleur : vert
pour les inoffensifs, jaune pour les cas douteux, et rouge pour ceux qui seront
empêchés d'accéder à l'avion. Si le visiteur est musulman ou originaire du Proche-Orient,
le code jaune de suspect lui sera attribué d'office. Et le Programme de sécurité
aux frontières autorise les agents des douanes à le photographier et à relever
ses empreintes digitales.
Les Latino-américains aussi sont dans le collimateur. On a découvert que 65
millions de Mexicains, 31 millions de Colombiens et 18 millions de Centre-américains
étaient fichés aux Etats-Unis à leur insu. Sur chaque fiche figurent la date
et le lieu de naissance, le sexe, l'identité des parents, une description physique,
la situation matrimoniale, le numéro de passeport et la profession déclarée.
Souvent, ces dossiers enregistrent d'autres informations confidentielles comme
les adresses personnelles, les numéros de téléphone, de compte bancaire et d'immatriculation
des voitures, ainsi que les empreintes digitales. Peu à peu, tous les Latino-américains
seront ainsi étiquetés par Washington.
à Le but est d'instaurer un monde plus sur. Il faut être informé sur le risque
que représentent les personnes qui entrent dans notre pays é, a affirmé M. James
Lee, un responsable de ChoicePoint, l'entreprise qui achète ces fichiers pour
les revendre à l'administration des Etats-Unis (1).
Car la loi américaine interdit de stocker des informations personnelles. Mais
pas de commander à une société privée de le faire pour le gouvernement. Installée
prés d'Atlanta, ChoicePoint n'est pas une entreprise inconnue. Lors du scrutin
présidentiel en Floride en 2000, sa filiale Database Technologies (DBT) avait
été engagée par l'état pour réorganiser ses listes électorales. Résultat : des
milliers de personnes furent privées de leur droit de vote. Ce qui modifia l'issue
du scrutin, remporté par M. Bush avec seulement 537 voix d'avance... On se souvient
que cette victoire lui permit d'accéder à la présidence
(2).
Les étrangers ne sont pas les seuls à faire l'objet d'une surveillance accrue.
Les citoyens américains n'échappent pas à l'actuelle paranoïa. De nouveaux contrôles,
autorisés par la loi Patriot Act, remettent en question la vie privée et le
secret des correspondances. L'autorisation de mise sur écoute téléphonique n'est
plus requise. Les enquêteurs peuvent accéder aux informations personnelles des
citoyens sans mandat de perquisition. Ainsi, le FBI demande aux bibliothèques
de lui fournir les listes des livres et des sites Internet consultés par leurs
abonnés (3) pour tracer un à profil intellectuel
à de chaque lecteur...
Mais le plus délirant de tous les projets d'espionnage illégal est celui qu'élabore
le Pentagone sous le nom de Total Information Awareness (TIA), système de surveillance
totale des informations(4), confié au général
John Poindexter, condamné dans les années 1980 pour avoir été l'instigateur
de l'affaire Iran-Contra. Le projet consiste à collecter une moyenne de 40 pages
d'informations sur chacun des 6 milliards d'habitants de la planète et à confier
leur traitement à un hyperordinateur. En traitant toutes les données personnelles
disponibles - paiements par carte, abonnements aux médias, mouvements bancaires,
appels téléphoniques, consultations de sites web, courriers électroniques, fichiers
policiers, dossiers des assureurs, informations médicales et de la sécurité
sociale -, le Pentagone compte établir la traçabilité complète de chaque individu.
Comme dans le film de Steven Spielberg Minority Report, les autorités pensent
pouvoir prévenir les crimes avant même qu'ils soient commis. à Il y aura moins
de vie privée mais plus de sécurité, estime M. John L. Petersen, président du
Arlington Institute, nous pourrons anticiper le futur grâce à l'interconnexion
de toutes les informations vous concernant. Demain, nous saurons tout de vous
(5). Big Brother est dépassé...
Ignacio Ramonet
(1) La Jornada, Mexico, 22 avril 2003.
(2) The Guardian, Londres, 5 mai 2003.
(3) The Washington Post National Weekly
édition, 21 au 27 avril 2003.
(4) Devant les protestations des défenseurs
de la vie privée, le nom a été transformé en Terrorism Information Awareness
(TIA). Lire Armand Mattelart, Histoire de la société de l'information, La découverte,
Paris, nouvelle édition, octobre 2003.
(5) El Paés, 4 juillet 2002.