Russie : une "épreuve de force" largement mise en scène
Jean-Marie Chauvier
En résumé : point d’orgue d’une
série de « marches des pas d’accord », deux rassemblements
d’opposants radicaux au président Vladimir Poutine ont réuni,
l’un deux mille personnes à Moscou le 14, l’autre trois mille
à Saint-Petersbourg le 15 (avril 2007).
D’autres meetings, mais « pro-Poutine » avaient également
lieu. Le tout, depuis plusieurs mois, dans une (petite) escalade d’incidents
violents
L’initiative des manifs des 14-15 revenait au
Front Civique Uni (OGF) du leader libéral d’opposition Garry Kasparov
et à son alliance plus large « Autre Russie », soutenus par
National Endowment for Democracy (NED, Etats-Unis) et rejoints par quantité
de petits groupes de toutes tendances ; de l’extrême-droite libérale
à l’extrême-gauche en passant par les inclassables nationaux-bolchéviques.
Des leaders de l’opposition ont accusé Poutine de vouloir «
la guerre civile » et d’installer en Russie « le fascisme
» voire déjà un « régime nazi ».
La tactique du pouvoir a été, comme de coutume désormais,
non pas d’ « interdire » ces rassemblements au sens strict
(comme le disent certains de nos journaux) mais d’autoriser des meetings
en des lieux précis et d’interdire les défilés de
rue dans les centres-ville. Les opposants ont choisi de défiler, donc
de risquer les affrontements avec les forces de l’ordre, qui ont dispersé
les manifestants sans ménagement, comme cela se fait dans d’autres
pays, la police russe ayant acquis désormais les méthodes et les
équipements des pays « civilisés », dont elle ne disposait
pas autrefois. L’énormité des déploiements policiers
étonne cependant les observateurs, alors qu' en principe, un Poutine
soutenu par plus 70% de la population (dans les sondages) n’aurait rien
à craindre de ces mini-manifestations.
On soupçonne donc le pouvoir et-ou l’opposition de « stratégies
de la tension » voire de « provocations » délibérées.
La situation avait été tendue également par l’ appel
lancé depuis Londres par l’oligarque et homme d’affaires
Boris Berezovski au renversement violent du régime en Russie, ce qui
conforte le Kremlin dans la conviction qu' un « complot international
» est à l’œuvre pour déstabiliser la Russie,
d’autant que la plupart des mouvements et ONG mobilisés contre
Poutine sont notoirement financés par des fondations américaines
ou des oligarques en exil comme Boris Berezovski.
Les incidents, à peine évoqués dans les médias russes,
seraient restés inaperçus si les médias occidentaux ne
leur avaient assuré une large audience. Ainsi étaient-ils à
la une, lundi, du « Wall Street Journal » et du « Herald Tribune
» et bien couverts dans la presse européenne, avec des commentaires
très critiques envers le pouvoir et la police russes. Là encore,
l’évidence s’impose qu' une campagne médiatique
« russophobe » se déploie, avec le concours de diverses ONG
(notamment Reporters sans frontières) , d’une virulence croissante.
Le dramatisme des propos tenu, de toutes parts, est sans rapport avec la réalité
des faits évoqués : il n’y a pas d’ambiance de «
guerre civile » en Russie, mais il y a certes des présidentielles
en mars 2008, où l’éventuelle « succession de Poutine
» aiguise les appétits et les intrigues en Russie et sur la scène
mondiale. Jean-Marie Chauvier
« Le régime de Poutine provoque la guerre civile. Il réclame
du sang. Pas nous ». Ces fortes paroles étaient dites, ce 15 avril
2007, sur le site de Garry Kasparov, leader libéral radical du Front
Civique Uni (OGF) et de la coalition « Autre Russie », après
la manifestation anti-Poutine de 3.000 personnes (selon l’estimation du
site) interdite et dispersée avec violence par les forces anti-émeutes
(OMON) à Saint-Petersbourg. (tout comme la veille à Moscou, où
les manifestants étaient deux mille) Un autre porte-voix du mouvement,
l’ultralibéral Andréi Illarionov, a comparé la Russie
de Poutine au régime nazi…et au Rwanda. Cela donne une idée
du climat qui sévit dans des milieux d’opposants. Son « Journal
Indépendant », à Moscou, écrit, apparemment confiant
dans l’avenir du mouvement : on sait très bien ce qui arrive quand
la demande de justice prend le pas sur l'anti-américanisme. Souvenons-nous
de la perestroïka.
Ainsi, certains se croient en 1985…ou en 2004 à Kiev.
L’opposition radicale qui se déploie est aussi
minoritaire que disparate…
Ont pris part aux manifestations : le Front Civique Uni (OGF) de Garry Kasparov,
le parti national-bolchévique d’Edouard Limonov, des représentants
du parti libéral « Iabloko » (divisé sur la question
de participer ou non) l’Avant-Garde de la Jeunesse Rouge (AKM), des représentants
de mouvements des Droits de l’Homme et du parti communiste ouvrier (stalinien)
de Russie. « Pratiquement toutes les forces d’opposition et d’
initiatives citoyennes » à l’exception du parti communiste
(KPRF), fait savoir le site IKD (Institut des actions collectives) lié
au Forum Social russe (altermondialistes, trotskistes, anarchistes) qui sympathise
avec le mouvement des Kasparov-Limonov parfois surnommé « orangiste
» par analogie avec la « révolution orange » ukrainienne.
Une conférence de presse de l’OGF à Moscou a été
marquée par la présence de l’ancien premier ministre ultralibéral
Mikhaïl Kassianov et un discours d’Andrei Illarionov, ancien conseiller
démissionnaire de Poutine, connu pour ses sympathies envers l’expérience
du libéralisme à la chilienne sous Pinochet.
D’ après l’agence RIA Novosti, « lors de la conférence
du OGF (…) ont pris part les responsables au complet d'Autre Russie: le
dirigeant de l'Union populaire démocratique, Mikhaïl Kassianov,
le leader du Parti national-bolchevik, Edouard Limonov, Garry Kasparov. S'y
est associé l'ancien conseiller du président, Andreï Illarionov.
Des déclarations très radicales ont été faites dans
la salle archicomble. "Les institutions de l'Etat n'ont pas connu une telle
catastrophe depuis des décennies, voire des siècles", a déclaré
Illarionov en ajoutant que si au début des années 1990 la Russie
était comparée à la Pologne, à la Bulgarie et à
la Macédoine au milieu des années 90, au moment de l'accession
au pouvoir de Vladimir Poutine on la comparait au Venezuela et à l'Iran.
"Maintenant on nous compare au Nigeria et au Zimbabwe, parce que nous évoluons
rapidement en direction du régime de Robert Mugabe", a-t-il déclaré.
(source : agence RIA Novosti, 15-04-07)Dans une interview avec la journaliste
libérale d’opposition Evgueny Albats (collaboratrice de la libérale
Radio Ekho Moskvy) Andréi Illarionov a comparé le régime
russe actuel à celui de l’Allemagne nazie dans les années
30. Pour rappel : M.Illarionov est membre du CATO Institute (Etats-Unis) libertarien.
Les violences policières sont largement dénoncées dans
la presse russe libérale d’opposition, par les partis libéraux
et communiste et par les mouvements de Droits de l’Homme. Le délégué
du président Poutine aux Droits de l’Homme, Vladimir Loukine lui-même
s’inquiète et n’exclut pas des procédures judiciaires
contre les coupables de violences. La « Niezavissimaïa Gazeta »
(« Journal Indépendant » paraissant à Moscou et appartenant
à Boris Berezovski) estime que les incidents sont démesurément
grossis et exploités par le pouvoir afin de désigner les opposants
comme « traîtres » et « émigrés de l’intérieur
».
Plusieurs analystes font valoir que les appels de Boris Berezovski au renversement
violent de Poutine viennent à point pour renforcer, en Russie, la thèse
du « complot international » destiné à déstabiliser
la Russie comme on le fit en Géorgie et en Ukraine.
ANALYSE
Cet affrontement de rue clôt ( ?) un cycle de protestations commencé le 4 novembre par la « Marche Russe » fasciste, interdite, et une cascade de « marches » communistes, libérales, nationalistes, également interdites. Un cycle qui soulève plusieurs questions.
1. Quels sont les objectifs des protestataires ?
Evidemment très contradictoires. Le mouvement Kasparov
(orangiste) incarne le choix libéral occidentaliste des années
90. Les marches russe et impériale leur opposent diverses options nationalistes.
Les communistes de Guennadi Ziouganov perpétuent le national-patriotisme
d’ancien style et les nostalgies soviétiques. Autant de pressions
sur un pouvoir, une majorité parlementaire où coexistent toutes
ces tendances, avec sans doute une dominante, chez Poutine, nationale-étatique
modernisatrice. (Sur ce paysage politique, cf Jean-Marie Chauvier « La
Nouvelle Russie de Vladimir Poutine » dans « Le Monde Diplomatique
» de février 2007.
La direction libérale et pro-américaine du mouvement Kasparov
est très éloignée des « gauchistes » qui, pourtant,
s’y rallient. Renverser Poutine, soutenu par plus de 70% des Russes (selon
les sondages) est l’objectif des libéraux, dénoncer sa politique
« ultralibérale » est le propos des mouvements de gauche.
Mais les libéraux également « gauchissent » leur discours
et prennent part aux protestations contre la politique « antisociale »
du pouvoir. Quitte à rendre Poutine responsable de l’état
de la Russie qui a résulté des réformes libérales
des années 90. Il est piquant d’entendre l’un des inspirateurs
de la Thérapie de choc, le pinochetiste Illarionov, attribuer au régime
actuel les effets désastreux d’une politique dont il fut l’un
des artisans !
2. Quel est l’impact de ces manifestations dans l’opinion publique ?
Extrêmement faible. Les libéraux russes et leurs
oligarques sont détestés, et les opposants qui les fréquentent
ou sont financés par eux sont à leur tour discrédités.
Mais il y a la caisse de résonnance des médias occidentaux et
le rôle de ces désordres dans les luttes de pouvoir autour du Kremlin.
L’Occident en est aussi l’arbitre…Et chacun, à Moscou,
guette ses réactions.
Le fait qu' elles soient plus ou moins négatives est exploité,
par les opposants à Poutine, comme la preuve que le pays s’isole
et fait peur, et par les partisans d’une ligne nationaliste plus dure,
comme la démonstration que la Russie est à nouveau « assiégée
».
3. Comment expliquer l’alliance droite-gauche et même des extrêmes à priori incompatibles –ultralibéraux et nationaux-bolchéviques ?
Qui sont ces derniers, qualifiés ce dimanche soir sur
TF1 comme d’ « extrême-gauche » alors que nos médias
avaient l’habitude de les présenter comme fascistes et «
rouges-bruns » ? Tous unis contre les restrictions aux libertés,
cela va de soi. Adeptes de la démocratie. Les nationaux-bolchéviques
allient des slogans nationalistes (la « révolution nationale »)
et la dénonciation des oligarques du capitalisme russe. Leur traitement
plus favorable dans la presse occidentale s’explique par le fait qu' ils
marchent désormais du même pas que les forces libérales
pro-américaines. Difficile, dans ce cas, d’encore les traiter de
« fascistes ».
Les opposants n’ont aucun programme commun et il n’est pas difficile
de prédire que les « gauchistes » qui se placent ainsi sous
l’hégémonie des libéraux serviront de piétaille
dans une manœuvre dont ils ignorent les tenants et aboutissants.
4. Quel est l’objectif du pouvoir en les interdisant systématiquement, confirmant sa réputation de plus en plus autoritaire et policière ?
Sans doute démontrer qu' il est maître de la rue et combat « tous les extrémismes ». Mais il existe aussi une stratégie de la tension occulte au sein des cercles de pouvoir qui se servent du climat ambiant (et des provocations des opposants) pour justifier l’établissement d’un régime plus musclé, avec ou sans Poutine. Parmi les acteurs de cette stratégie, il y a les Kasparov-Kassianov et Berezovski (et Khodorkovski actuellement emprisonné) dont les liens « occidentaux » suggèrent d’autres enjeux. Pour qui roule l’opposition ? Vaste question.
5. Quel est le but poursuivi par les puissances occidentales (Etats-Unis et Grande-Bretagne) en apportant leur soutien aux opposants libéraux (et nationaux-bolchéviques !) via leurs ambassades, hommes politiques, fondations, avec le concours des grands médias et d’ONG internationales comme Reporters sans frontières ? Et alors que le principal oligarque en exil, Boris Berezovski, réfugié politique à Londres, vient de lancer un appel au renversement violent du régime en Russie, il est vrai désavoué par la Grande-Bretagne ?
Les ambitions pétro-gazières de Vladimir Poutine, sa politique d’intervention de l’état dans l’économie, la répression envers les forces oligarchiques et ultralibérales qui détenaient le pouvoir et les médias dans les années 90, la bataille autour des ressources et les oléoducs-gazoducs de la Caspienne, de Sibérie, d’Ukraine, l’élargissement à l’Est de l’OTAN, le discours du 10 février à Munich du président Poutine critiquant la politique mondiale des Etats-Unis : autant de sujets de friction, autant de raisons de soutenir en Russie les forces de déstabilisation – tout en sachant fort bien que le renversement de Vladimir Poutine ou le retournement de sa politique ne sont pas d’actualité…du moins à court terme.
ACTURUS O4-07/2. En ligne le mardi 17 avril 2007.