A partir de
1988-
Au tournant de l'an deux mille, alors que le président Vladimir Poutine, lors
des 55 ans de la Victoire sur le nazisme, rend hommage "au grand peuple
soviétique" (un terme impensable sous Boris Eltsine) et que les drapeaux
rouges historiques refont leur apparition lors de cérémonies officielles, une
évolution s'observe dans le champ médiatique. après une douzaine d'années de
réquisitoires, on voit réapparaître des ouvrages à tendance patriotique voire
stalinienne, en tout cas réévaluant, dans un sens positif, le rôle de Staline
comme "commandant en chef des forces arméees", ce qui n'a rien de
surprenant. Il est difficile, en effet, de présenter Staline tout à la fois
comme un criminel retors, un crétin et…le leader de la puissance qui
gagna cette guerre et réussit à établir l'hégémonie de l'URSS sur toute
l'Europe centrale et orientale. Une approche "géopolitique" de
Staline se fait jour.
La thèse de la Victoire "malgré Staline" (en 1945) est peu crédible,
quels que soient les mérites du peuple et de ses généraux. Il est encore trop
tôt pour vérifier si cette "réhabilitation" se traduira dans les
manuels scolaires. Mais "l'Histoire racontée aux enfants" est, en
Russie, sensiblement différente de celle qu'ont professé les médias libéraux,
sans parler de ce qui se publie à son sujet en Occident.
(Extraits
d'un ouvrage non publié de Jean-Marie Chauvier.2002)
La doctrine pédagogique à l' ère post-soviétique.
(…)
Dés 1989, les manuels soviétiques sont déclassés.
Ceux qui subsistent n'opèrent que des changements cosmétiques. L"Histoire
de l'URSS" devient "Histoire de la Patrie", les grandes lignes
sont conservées moyennant des ajouts concernant les faits précédemment
dissimulés- principalement les repressions, les crimes de la terreur rouge et
la collectivisation stalinienne - ou les personnages
L'avenir programmé se dérobe: le communisme n'est plus au rendez-vous, ce
serait plutôt le capitalisme, donc "le socialisme" bascule dans le
passé, un passé de pauvreté et de tyrannie s'il faut en croire ce qui se publie
en cette période d'agonie de l'URSS, et qu'on oppose à la prospérité et aux
libertés du monde occidental, nouveau modèle de l'avenir.
Les enseignants abandonnent les manuels sous la pression des révélations
médiatiques et du débat public dans le pays. Les éditions du Ministère de
l'éducation ("Prosvechtchenie") cherchent de nouveaux auteurs, tandis
que d'anciens se recyclent. Des Occidentaux sont appelés à la rescousse,
principalement le français Nicolas Werth, dont l'"Histoire de l'Etat
soviétique" (1992, 50.000 ex, Editions du Progrès, traduit de
"Histoire de l'URSS" PUF, 1990) est recommandé dans l'enseignement
supérieur et sera fréquemment cité, par la suite, comme nouvelle référence
occidentale majeure sur l'Histoire soviétique. Le manuel-modèle du nouvel
enseignement, paru en 1992, sous le titre "Histoire de la Patrie
1900-1840), de L.M. Jarova et I.A.Michina. obéit à la nouvelle doctrine
qui s'ébauche: une approche "civilisationnelle"
Dans les programmes officiels de 2002, la nouvelle doctrine pédagogique
est ainsi définie: "socioculturelle et civilisationnelle" en ce
sens qu'elle réintègre l'Histoire russe dans "le système de la
civilisation mondiale" tout en tenant compte des "spécificités du
développement historique de la Russie". Subtil compromis entre les tenants
d'une voie unique de la civilisation allant vers le marché mondial et la
démocratie et ceux qui insistent encore sur les "singularités" de la
civilisation russe.
Comme quoi ressurgit, dans le nouveau contexte, le vieux débat entre slavophiles
et occidentalistes. Refiguré par les adeptes de l'arrimage au monde
euro-atlantique et ceux de l'eurasisme.
(…)
L'idéologie prégnante des
nouveaux manuels, outre la dite "approche civilisationnelle", est
assez conforme aux choix officiels de la "nouvelle Russie". Mais, du
début des années 90 aux années 2000, ces choix évoluent.
Sur une trentaine d'ouvrages consultés, on constate que tous revalorisent le
passé tsariste et plus spécialement ses réformateurs. Pierre le Grand, le plus
occidentaliste de tous, Catherine la Grande qui poursuit son oeuvre, Alexandre
II, qui abolit le servage. Les premiers ministres d'Alexandre III,
Serguei Witte et
Mais la révolution de 1917 et la période soviétique apparaissent sous un jour
tragique, sinon totalement négatif, un jour qu'on dirait, en langage
métaphorique, balayé de la tempête de toutes les passions humaines, des plus
généreuses aux plus viles, traversé d'éclairs, d'arc-en-ciels d'espoirs et de
création dans de nombreux domaines, de feux prométhéens de la modernisation ou
de la résistance au fascisme, des ténébres de la repression, de nouvelles
éclaircies puis de crépusculaire "stagnation" avant la dépression
finale et, pour l'actualité, de nouveaux temps de troubles, à visibilité très
faible quant au futur. Bourrés de clichés pesamment conformistes ou au
contraire très ouvertes et d'une grande densité de découvertes et de
questionnements, les manuels scolaires donnent à voir, sinon à comprendre, une
Histoire russe du 20ème siècle forcément dramatique et riche, mais
majoritairement structurée, dans leurs pages, autour de quelques idées
dominantes conformes à l'air du temps, mais pas systèmatiquement alignées sur
le parti-pris des démocrates. (…)
(suivent les exemples de traitement, dans
les manuels, de la révolution, des périodes des années 20 et 30, de
l'aprés-guerre, de la période finale de l'URSS. Dont un passage sur
(…)
Dans les relations de la guerre de 1941-45, une tonalité presque
"soviétique" ressurgit comme par enchantement, pour dire la justesse
de la cause du peuple agressé et se libérant du fascisme génocidaire.
L'héroïsme de l'arméee rouge et des partisans tient une place de choix. Mais la
victoire n'aurait pu être acquise, remarquent nombre d'auteurs, sans la
puissance industrielle édifiée dans les années trente. Implicitement, des
"mérites" sont donc reconnus à Staline, bien qu'explicitement c'est
"le peuple soviétique" qui se voit loué pour ses efforts et ses
exploits qu'on croirait accomplis "malgré Staline".
Seules différences notables avec les manuels soviétiques: l'évocation de la
débâcle de 1941 imputée à Staline, du sort des prisonniers, des déportations de
peuples suspects ou "coupables" de collaboration, cette dernière
n'étant plus non plus un sujet tabou. Les mouvements ponctuellement ou
systèmatiquement alliés aux occupants nazis, telle l'arméee Vlassov en Russie et
les formations nationalistes ou SS baltes, ukrainiennes et biélorusses, ne sont
jamais réhabilités, mais parfois évoqués avec une certaine
"compréhension", notamment dans les républiques (Ukraine, pays
baltes, Nord-Caucase) dont les peuples ont eu le plus à souffrir de la
politique stalinienne. Le cas ukrainien est rarement évoqué, probablement pour
ne pas envenimer les relations avec le grand peuple frère en slavitude: à Kiev,
les combattants de l'Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) et de son
arméee d'Insurrection (UPA) ne sont-ils pas, en 2002, officiellement
réhabilités, alors que leur réputation "fasciste", fermement établie
sous le régime soviétique, conserve ses adeptes chez quantité de Russes,
d'Ukrainiens...et d'historiens. (…)
Ouvrages
cités.
(1) Lebedeva. "Histoire de la Patrie". 5ème
classe.(année) En couverture: une icone religieuse.
(2)G.V. Tugusova, V.A.Skoropospelova, "Histoire de la patrie, des origines
à l'époque contemporaine" destinée aux collèges et établissements
d'enseignement spécial (professionnel): la couverture est une composition à
partir de photos de Youri Gagarine, de la statue de Pierre Le Grand, de la
cathédrale du Christe Sauveur reconstruite à Moscou, des églises en bois de
Kiji et d'une groupe de militaires allemands et soviétiques à l'époque du pacte
de 1939.
(3) L.M.Piatetskaéa. Histoire de la Russie du 20ème siècle. Classes
supérieures. En couverture: des tours du Kremlin, la nuit.
(4)Michina-Jarova. 10ème. Histoire de
(5) V.P.Ostrovskii, A.I.Utkin "Histoire de
Un ouvrage très engagé dans le parti-pris anti-révolutionnaire,
libéral-conservateur.
(6) A.A.Danilov-L.G.Kosulina. Histoire de
En couverture: les tours de St. Basile et du Sauveur (Place Rouge)
`(7) V.A.Chestakov, M.M.Gorinov, E.E.Vziazemskii "Histoire de
En couverture: une fusée et Gagarine.
(8) A.A. Levandovskii I.A.Chtchetiknov "La Russie au 20ème
siècle".
Classes 10-11. En couverture: le bâtiment du gouvernement russe actuel
(ex-parlement bombardé en 1993) sur fond de projet Tatline de Tour-spirale de
(9) V.P. Dmitrenko, V.D.Esakov, V.A.Chestakov "Histoire de la patrie
.20ème siècle" 11 classe. En couverture: le garde rouge blessé de
Petrov-Vodkine. (tableau)
(1) La dénonciation des
agresseurs fascistes n'est pas moins virulente que dans les manuels
soviétiques. Ils (les nazis) voulaient le génocide des Juifs et des Tsyganes,
et réduire les Slaves en esclavage. La guerre soviétique est qualifiée de
populaire de libération. L'accent est mis sur le martyre des petites gens. La
guerre achêve la destruction du village qu'avait commencée la collectivisation
stalinienne. Elle décime une génération pleine de potentialités.
(2) La politique de pacte de Staline avec l'Allemagne (1939) est expliquée par
les concessions des démocraties occidentales à Hitler (Autriche, Munich). La
guerre soviétique est bien "de libération" et sa victoire s'explique
aussi par "l'amitié des peuples" que les nazis ont vainement tenté de
rompre. Etonnant retour de réthorique soviétique dans cet ouvrage
très...antisoviétique !
(5) Une attention spéciale, ici, au plan de génocide des Slaves et des Juifs,
aux mouvements collaborationnistes russes (Vlassov, Krasnov et ses
Cosaques, les SS ukrainiens)
(6) Si tous les ouvrages critiquent le pacte de Staline avec Hitler, celui-ci,
que ne fait pas exception, définit le contexte du déclenchement de la deuxième
guerre mondiale sous trois aspects:
- lutte des grandes puissances pour l'hégémonie.
- fascisme et agressivité majeure de l'Allemagne.
- opposition entre capitalisme et socialisme, engendrant l'anticommunisme comme
tendance dominante dans la politique des pays démocratiques occidentaux.
L'issue victorieuse de la résistance de l'URSS à Hitler est attribuée,
doublement, à l'existence du potentiel industriel formé dans les années trente,
et "l'unité morale et politique de la société soviétique", y compris
dans ses diverses composantes nationales, où les sirênes du collaborationnismes
auraient eu finalement peu d'effets.
(7) L'ouvrage est l'un des rares à mettre en relief les phénomènes
collaborationnistes: "90 bataillons des minorités nationales, de mille
hommes chacun, 7 divisions SS composées d'Ukrainiens, de Bielorusses et de
Baltes" ont combattu avec les nazis, les collaborateurs de
l'administration occupante étaient au nombre d'environ un million.
(8) Les auteurs contestent la thèse de V.Souvorov (Rezun) sur la guerre
prêventive hitlérienne. (Hitler aurait attaqué pour prêvenir une agression de
Staline) "Le niveau de préparation des forces arméees ne permettait ni
d'agresser ni de repousser efficacement l'agression fasciste.
A propos de l'aide occidentale, elle n'a jamais représenté que 4% de la
production industrielle, militaire incluse, mais certes 10% des tanks produits
en URSS, 12% des avions, 50% des véhicules automobiles.
Rarement, les nouveaux
manuels font place à l'Histoire spécifique des peuples non russes de la
Fédération ou de l'ex-URSS. C'est ce qui fait la valeur de l'ouvrage de
AA.Danilov et L.G.Kosoulina "Histoire de l'état et des peuples
de Russie" destiné à la classe de neuvième. (…)
Vu sous l'angle nationalitaire, la guerre de 1941-45 est l'occasion d'évoquer
le "Plan Est" des nazis, qui entraîne l'extermination de "11
millions" de personnes - le génocide des Juifs qui fait partie de cette
extermination n'est pas spécialement mentioné , une vieille habitude soviétique
de mensonge par omission. Par contre, le livre ne dissimule pas que, suite à la
"cruelle politique du pouvoir dans les années d'avant-guerre" , des
mouvements nationalistes se forment, profitant de l'avancée allemande pour
combattre l'arméee rouge - c'est le cas de l'Organisation des Ukrainiens
Nationalistes (OUN), du Comité Musulman de Crimé, des frères Musulmans de
Tchétchéno-Ingouchie. Des arméees alliées aux nazis sont formées d'Ukrainiens,
de Tatares de Crimée, de quelques peuples du Nord-Caucase. Ces phénomènes étaient très vaguement évoqués dans
les ouvrages soviétiques, qui ne pouvaient reconnaître la collaboration de
masse, et sont mentionnés sans trop de précision en Occident où l'on se garde
de "légitimer" les mesures repressives staliniennes à l'égard
d'Ukrainiens (notamment l'Eglise uniate), de Baltes ou de Tchétchènes accusés
de "collaboration". La réponse de Staline aux collaborations
(réelles, supposées, suspectées ou inventées) consistera en mesures
punitives qui, dans certains cas, ne font aucune distinction entre les vrais
auxiliaires du nazisme et les populations auxquelles ils appartiennent.
repressions politiques et géopolitiques dans l'ensemble - en Ukraine
occidentale et en Biélorussie, ces repressions vont de pair avec des mesures de
séduction, comme la "promotion" de ces deux nations à la
représentation soviétique à l'ONU et une volonté générale de ne plus parler des
faits de collaboration, par contre, en Crimé et au Caucase, on aboutit de
facto à des "nettoyages ethniques" de peuples "punis" au
profit d'autres qui occuperont leurs maisons et leurs terres.
Ce sera notamment la déportation de masse des peuples accusés de
trahison, notamment caucasiens (dont les Tchétchènes) - entraînant la mort de
144.000 personnes. Ces guerres dans la guerre ne provoquent pas pour autant la
dislocation (souhaitée par Hitler) de l'URSS, et l'"unité morale et
politique" de la société soviétique multinationale sera même, selon les
auteurs, un facteur décisif de la Victoire sur l'Allemagne nazie.
L'ouvrage s'étend - autre rareté- sur "l'impulsion démocratique" de
la guerre, la vague d'espoirs et de revendications, notamment d'une nouvelle
Constitution et d'élections à plusieurs candidats - Staline y répondra par un
régime à nouveau très repressif, notamment à l'égard des nationalistes des
républiques annexées par l'URSS - les pays baltes, par exemple, où sont
"punis" de déportation 400.000 Lituaniens, 150.000 Lettons, 50.000
Estoniens.
Un manuel "expérimental
pour les écoles secondaires", avec un collectif d'auteurs dirigés par
l'historien O.V.Volobouiev, plutôt qu'exposer et commenter les faits, propose
une réflexion critique, invitant au débat, centré sur l'expérience soviétique.
"Histoire de Russie. La société soviétique. 1917-1991", arborant
en couverture un garde rouge et la faucille et le marteau, ne s'inscrit pas
du tout dans la démarche "civilisationnelle".(14) L'auteur se positionne
comme "observateur-participant" à l'Histoire soviétique dont il
interroge les grandes étapes, les tragédies, inscrivant à chaque tournant
la problématique des "alternatives", autrement dit des choix entre
diverses voies possibles qui se seraient offertes aux soviétiques. L'auteur
n'est pas hostile au pouvoir des soviets, ni à la révolution d'Octobre, présentée
comme une issue à la crise du "double pouvoir" qui a marqué l'année
1917, alors que les chances du gouvernement provisoire et d'une large alliance
socialiste sont épuisées, et que le pays est en proie au chaos et aux
menaces de contre-révolution. Rapidement, les soviets se transforment en instruments
du parti unique et, pour O.V.Volobouiev, la "banqueroute politique du
bolchévisme" est signée dés
Le regard sur le bilan stalinien est extrêmement critique, ce qui n'empêche
l'auteur de vibrer à l'unisson soviétique de la résistance antifasciste ni
de considérer avec circonspection la chute de l'URSS, qu'il présente non comme
une "fatalité", mais comme un choix politique inspiré par la nomenklatura,
sa fraction russe eltsinienne en premier lieu. C'est l'un des rares auteurs
qui ne saluent pas l'avènement de