Les découvertes extraordinaires d’Arsène
Iatseniouk
Les politiciens, en principe, ne sont pas obligés
d’être des modèles d’éloquence.
Mais, néanmoins, ils doivent exposer leurs pensées
de manière simple et, surtout, explicite, afin de ne laisser
à personne – ni à leurs partisans ni à
leurs opposants – la possibilité de déformer
le sens de leurs paroles. Et par conséquent, ils doivent
peser chaque mot – et seulement après, ouvrir la bouche.
Cela dit, ce comportement s’observe principalement
en Occident, où des déclarations incorrectes peuvent
vous coûter cher. Dans nos contrées, on voit souvent
y compris des responsables de haut niveau qui – à la
fois dans la forme et le contenu – bredouillent la première
chose qui leur passe par la tête, ce pourquoi ils sont faciles
à attraper au mot. Il ne reste qu' à essayer
de deviner de quoi il s’agit – une véritable
pensée ou, pour ainsi dire, un lapsus freudien. Mais si la
majorité des phrases comme « afin que l’eau devienne
chaude, elle doit être chauffée » (du maire de
Kiev Vitali Klitschko) sont parfaitement inoffensives, reflétant
peut-être le niveau intellectuel de leurs auteurs, la récente
déclaration du Premier ministre Iatseniouk a déjà
fait beaucoup de bruit dans le monde entier.
En fait, auparavant, le chef du gouvernement ukrainien
ne s’était jamais permis ce genre de bourdes, ce qui
lui avait valu une certaine image de "technocrate intellectuel".
Bien sûr, une fois il avait assuré que la saison de
chauffage commencerait à partir d’une température
moyenne quotidienne de « moins 8 degrés » (c’est
à dire vers janvier), ou encore en 2005, lors d’une
réunion avec des investisseurs, il avait sorti que «
la corruption est l’un des éléments les plus
importants qui permettent aux investisseurs de réaliser des
profits excédentaires en Ukraine », etc… Ce sont
des choses qui arrivent. Toutefois, ses découvertes dans
le domaine historique ont produit leur petit effet, y compris en
Occident.
Rappelons les faits. Récemment Arseni Petrovich
a donné une interview à la chaîne de télévision
allemande ARD, et ce qui n’est pas surprenant, il a été
question de la politique étrangère de la Russie et
des négociations avec l’Ukraine dans lesquelles la
chancelière allemande Angela Merkel joue un rôle clé.
Il n’était sans doute pas nécessaire dans la
situation actuelle d’envenimer encore plus les choses, mais
Iatseniouk, droit dans ses bottes, a déclaré : «
L’agression russe contre l’Ukraine est une offense à
l’ordre du monde. Nous nous souvenons tous de l’invasion
soviétique en Ukraine, y compris en Allemagne. Il faut éviter
que cela ne se reproduise. Personne n’est autorisé
à réécrire les résultats de la Seconde
Guerre mondiale, ce que tente de faire le président russe
Poutine ».
Ainsi, le Premier ministre a fait une déclaration
fracassante concernant plusieurs découvertes dans les domaines
de l’histoire et de la science politique. Pour commencer,
même les critiques les plus sévères de Moscou
ne parlent pas d’« agression russe contre l’Ukraine
». Bien sûr, ils signifient quelque chose comme ça,
mais ne permettent pas de l’exprimer directement. Et de ce
point de vue, bien sûr, Iatseniouk les a laissés assez
perplexes, parce que dans une simple phrase il a presque détruit
tous les efforts diplomatiques.
Il faut également noter l’expression
« L’invasion soviétique en Ukraine, y compris
en Allemagne ». Tout d’abord, sur la base de cette logique,
nous devrions admettre que dans les années de la Grande Guerre
patriotique, l’Ukraine ne faisait pas partie de l’URSS,
puisqu' elle a souffert de « l’invasion soviétique
». En d’autres termes, elle était une sorte de
pays "tiers", qui, comme l’Allemagne, a été
sous les coups de l’agresseur. D’ailleurs, une telle
assertion peut prendre au dépourvu les ultras nationalistes,
qui assurent que, en fait, pendant la guerre, l’OUN et l’UPA
ont combattu sur deux fronts – contre l’Union soviétique
et contre l’Allemagne, l’une comme l’autre aussi
désireuse de conquérir l’Ukraine. D’ après
les paroles de Iatseniouk, il s’ensuit que le seul "prédateur"
était l’URSS. Et après cela, il parle de l’inadmissibilité
de réécrire les résultats de la Seconde Guerre
mondiale ?
Tout cela ne serait rien si – malgré
la situation politique étrangère actuelle –
le discours n’avait pas été prononcé
dans une interview, je tiens à le souligner une fois de plus,
à une chaîne allemande. En Allemagne contemporaine,
on est encore très sensible à tous les sujets qui
de près ou de loin touchent l’époque du Troisième
Reich, ses symboles sont interdits par la loi, et pour la promotion
d’opinions inappropriées, on peut écoper d’une
peine de prison. Il n’est pas surprenant que plusieurs jours
après l’entrevue, le gouvernement allemand a gardé
un silence assourdissant, essayant apparemment de comprendre ce
qui était arrivé.
En revanche, la Russie n’est pas restée
sans rien dire. Ici – et tout de suite au niveau du ministre
des Affaires étrangères – a été
immédiatement envoyée une note aux collègues
allemands pour clarifier la position officielle de Berlin à
propos de l’invasion de l’Allemagne par l’URSS.
Il est à noter que c’est sous Poutine, accusé
par le Premier ministre ukrainien de réécrire l’histoire,
qu' ont été réalisés au niveau
de l’État, des efforts pour éviter au contraire
toute distorsion des faits au sujet de la guerre. Par conséquent,
nous pouvons supposer que le nouveau concept historique de Iatseniouk
aurait été remarqué à Moscou dans tous
les cas – a fortiori maintenant, où les relations entre
les deux pays sont tendues comme jamais.
En conséquence, le premier ministre a dû
commenter ses propres mots, mais… il aurait mieux fait de
se taire. Selon ses dires, il voulait juste faire un parallèle
entre l’occupation soviétique de l’Europe, y
compris l’Allemagne de l’Est, et la situation actuelle
en Crimée et au Donbass. L’analogie est boiteuse, c’est
le moins qu' on puisse dire, car la division de l’Allemagne,
qui a duré plusieurs décennies, était le prix
payé pour l’agression insensée déclenchée
par Hitler contre l’ensemble du Vieux Monde, et pas seulement.
Cette "invasion" n’a pas été, d’ailleurs,
le seul fait de l’Union soviétique, qui a commencé
à vaincre l’ennemi sur son propre territoire, mais
aussi du Royaume-Uni, des États-Unis et de la France, à
qui Iatseniouk n’a pas reproché d’avoir agressé
l’Allemagne.
L’occupation était alors la seule
façon de mettre fin à la guerre, et ce terme est utilisé
ouvertement autant du côté soviétique, que des
alliés. Toutefois, apparemment, selon le Premier ministre,
la création de la RDA est seule inacceptable, mais pas celle
de la RFA, même si dans les deux parties de l’ancien
Reich stationnaient des unités de l’armée et
était établie une administration militaire…
En outre, la décision de diviser l’Allemagne en quatre
zones d’occupation était parfaitement actée
en termes de droit international – en conformité avec
la décision de la conférence de Yalta, entre les puissances
alliées. Et d’ailleurs la RFA a été créée
avant la RDA (en mai et octobre 1949), donc l’Union soviétique
ne peut pas être considéré comme l’initiateur
de la construction du célèbre "mur". En
outre, l’Union soviétique déjà sous Staline
a demandé l’unification de l’Allemagne et officiellement
préconisé son unité et sa neutralité.
Au ministère allemand des Affaires étrangères,
apparemment, ils ont mis le temps pour concocter un long discours,
mais ils ont trouvé un moyen de se sortir de cette situation.
Condamner directement la déclaration de Iatseniouk à
Bonn – et généralement en Occident – était
impossible, car dans ce cas aurait été porté
un coup non seulement à l’image internationale de l’Ukraine,
mais aussi à la position de ses alliés dans l’UE
et aux États-Unis. Par conséquent, le porte-parole
du ministère allemand des Affaires étrangères,
Martin Schaefer a déclaré en termes vagues que le
Premier ministre ukrainien, comme n’importe quel politicien
et citoyen en général, a la capacité et le
droit d’exprimer ses points de vue dans les médias.
« C’est une expression de la liberté, qui est
très importante pour nous », a-t-il ajouté,
demandant que les autres questions sur l’interprétation
des déclarations du Premier ministre ukrainien soient «
communiquées non pas au gouvernement allemand, mais à
l’auteur de ces déclarations ». Le diplomate
a également déclaré : « L’Allemagne
nazie pendant la Seconde Guerre mondiale a mené une guerre
terrible d’agression contre l’Union soviétique,
qui a causé d’indicibles souffrances à d’innombrables
Russes, Ukrainiens et autres citoyens soviétiques. La position
de l’Allemagne par rapport à cette période de
son histoire est très claire, et la position du gouvernement
de l’Allemagne reste absolument inchangée ».
On ne sait pas combien de "mots doux"
ont sifflé depuis aux oreilles de Iatseniouk. Il est probable
que de nombreux politiciens vont maintenant commencer à douter
de sa pertinence, même ceux qui ne voulaient pas écouter
les paroles du président tchèque Milos Zeman, qui
peu de temps avant l’entrevue controversée l’avait
qualifié de « premier ministre de la guerre ».
Et la position d’Arseni Petrovich sur la scène politique
peut être ébranlée. Ainsi, le chef du Mouvement
international des droits de l’homme « Monde sans nazisme
», Boris Spiegel, s’est adressé à Petro
Porochenko, pour lui demander d’examiner l’opportunité
de maintenir l’actuel chef du gouvernement à ce poste.
Bien qu' il soit peu probable que des mesures soient prises
dans l’immédiat, ces déclarations de Iatseniouk
ne sont pas près d’être oubliées…
André Zimine
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